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Il ouvrit les yeux et elle était là, penchée sur lui. Il voulut prononcer son nom. Un son informe franchit sa gorge meurtrie. Les larmes d’Azilis inondaient son visage comme les gouttes d’une pluie délicieuse. Un bras l’aida à s’asseoir. On lui glissa dans la bouche le goulot d’une gourde. À chaque déglutition il grimaça de douleur, mais l’eau fraîche éclaircit son esprit confus.
Son épaule se réveilla quand il essaya de se lever.
— Tu es blessé ? Où ? Montre-moi.
Elle caressait ses cheveux, embrassait son visage. Jamais elle n’avait été si tendre. Il désigna son épaule. L’homme aux yeux bicolores lui enleva sa cotte de mailles avec des gestes sûrs et Kian se contracta pour ne pas crier. Il avait la nausée et du mal à respirer.
— Il n’est pas blessé. Avant toi, je n’ai rencontré personne qui ait survécu à un combat avec un berserker, fit l’homme en dénouant les liens de cuir. Tu es très fort. Ou très chanceux.
— Chanceux, articula Kian péniblement.
Azilis se mit à rire, d’un rire tremblant et plein de larmes.
— Tu n’étais déjà pas bavard, qu’est-ce que ça va être !
Elle effleura son cou.
— Il a failli t’étrangler.
L’homme palpa son épaule douloureuse d’une main experte.
— Ce n’est rien. Je vais arranger ça tout de suite. L’épaule est juste démise.
— Laisse-moi faire, Myrddin !
— Très bien.
Il s’écarta et Kian, malgré la fatigue et la douleur, remarqua le regard de curiosité fascinée que Myrddin posait sur Azilis. Il nota aussi que Myrddin avait la même voix qu’Aneurin, et cet accent breton un peu traînant. Mais il n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question. Azilis se glissa derrière lui, lui souffla de s’agenouiller, de se détendre, de lui faire confiance et il s’abandonna pendant qu’elle tirait lentement son bras en arrière pour remettre l’épaule dans son axe.
* * *
Kian, assis derrière Azilis sur le cheval de Myrddin, l’enlaçait de son bras valide. Il tenait à peine en selle. Mais il avait exigé d’arracher lui-même sa dague du cou du berserker et l’avait nettoyée avec soin avant de la ranger dans son fourreau. Myrddin marchait à leurs côtés. De grands brasiers avaient été allumés. Parfois de brusques rafales charriaient une écœurante odeur de chair brûlée. La plaine comme les flancs de la colline n’étaient plus qu’un paysage sinistre et dévasté d’où montaient encore des plaintes et des croassements de charognards.
Au milieu de cette horreur, Azilis baignait dans un bonheur euphorique parce que Kian était vivant, à peine blessé, que les Bretons étaient vainqueurs et que l’âme d’Aneurin était apaisée. Demain, Kian et elle partiraient. Ils trouveraient un endroit où vivre. Peut-être une des maisons abandonnées de Venta qu’elle pourrait acheter pour presque rien. Elle s’établirait comme médecin et gagnerait de quoi vivre confortablement. Quand elle aurait assez d’expérience, elle enseignerait son art aux jeunes filles qui le souhaiteraient, et plus tard…
Des sanglots déchirants interrompirent sa rêverie. À quelques pas de là, une jeune fille s’accrochait au corps d’un garçon blond auquel deux hommes tentaient de l’arracher.
— Il faut partir, ma petite, insistait le plus vieux d’une voix émue. Y a plus rien à faire.
— Son sang a coulé à terre avant qu’il n’aille à la fête nuptiale, murmura Myrddin.
Azilis descendit de cheval. Son allégresse s’était évanouie. Elle posa une main sur l’épaule de la jeune fille éplorée.
— Enid ? C’est Niniane. Enid, viens avec moi, tu ne peux pas rester ici.
Que lui dire ? Rien qui pût la consoler. Pourtant, elle n’imaginait pas passer à côté d’elle, blottie contre Kian, sans au moins lui offrir un peu de chaleur.
— Ils vont l’enterrer avec les autres ! Je ne pourrai pas venir sur sa tombe !
Azilis prit la jeune fille dans ses bras, murmurant ce qui lui venait à l’esprit jusqu’à ce qu’elle acceptât de la suivre, de monter sur le cheval avec Kian et de laisser la terre engloutir celui qu’elle aimait.
Ils remontèrent vers le fort. Azilis marchait maintenant à côté de Myrddin, consciente des saluts respectueux que ceux qu’ils croisaient adressaient au barde. Tous le connaissaient et beaucoup semblaient le craindre. Myrddin, lui, paraissait perdu dans un rêve qui le coupait de ce qui l’entourait.
— Merci infiniment de ton aide, Myrddin, souffla Azilis quand ils eurent atteint la cour intérieure. J’aurais eu du mal à me débrouiller seule. Mais je ne veux pas te faire perdre davantage de temps.
Il la dévisagea pendant qu’Enid et Kian descendaient de cheval. Elle avait du mal à soutenir son regard, peut-être en raison de ses yeux vairons.
— Nous nous retrouverons, belle Niniane, répondit-il enfin. Surtout ne crains pas de me faire perdre mon temps. Je suis prêt à te le consacrer tout entier.
Elle baissa les paupières. Que voulait-il dire ?
— Nous avons beaucoup à partager, toi et moi, ajouta-t-il.